I've been waiting for so long | James Howlett (aka Papa)

L'heure avançant, tu gardes les yeux fixés vers le ciel. Tu n'as pas de montre, et autour de toi, il n'y a pas d'horloge qui puisse t'indiquer l'heure qu'il est. Tu l'as su, à un moment de la journée, lorsque tu es entrée dans un appartement vide pour prendre une douche. Tu y as passé une heure, dans la matinée, avant de ressortir et te diriger vers le lieu de rendez-vous. Bien sûr, tu savais que tu devrais attendre, mais ce n'est pas comme si tu avais grand-chose à faire de tes journées. Ainsi, depuis peut-être 11h ce matin, tu es assise là, dans Central Park, et tu attends. Parce que tu n'as rien de mieux à faire, tu attends, parce que tu n'as envie de rien d'autre, tu attends.
Tu as conscience, c'est le cas depuis que tu es arrivée ici, des regards qui s'attardent sur toi quand les gens passent à côté. Tu ne les soutiens même plus, à quoi bon ? Tu te dis qu'ils sont inquiets de voir une adolescente traîner ici un jour de semaine. C'est la semaine ? Tu te le demandes un instant, mais la question passe bien vite en arrière-plan de tes pensées. Elle n'est pas pertinente, parce que tu n'en as pas grand-chose à faire, de toute façon. Et à part des messes basses entre eux, que peuvent-ils bien faire ? Contre toi, ils ne pourront pas faire grand-chose, eux non plus.

Tu fermes les yeux en soupirant et passant une main sur ton visage. La course du soleil est lente, et il y a longtemps que la lassitude t'a prise. Tu ne dors pas beaucoup ces derniers temps, pas depuis que Jessica t'a annoncé son départ du continent pour suivre une nouvelle piste menant à ton père. Et de moins en moins, les jours passants.
Tu es inquiète, tu es anxieuse. Ton père est fort, en tout cas dans ta réalité il l'est, mais l'imaginer en quelconque danger te donne la nausée. Et te sentir inutile était pire que tout. Savoir qu'elle ne voulait pas que tu viennes. Être sur la touche. Tu as détesté ça, tu as détesté qu'on te laisse si facilement de côté. Dans tous les cas, ils sont revenus, c'est ce qu'elle a réussi à te faire parvenir, ainsi que leur du rendez-vous. Si l'angoisse du danger a disparu, remplacée par ta curiosité dévorante, il reste toujours un détail... et ton appréhension te fait l'effet d'un flux électrique engourdissant ta nuque. Tu te demandes comment tu pourras lui en parler. Si seulement tu savais si elle aura parlé de toi ou non. Si elle lui aura dit, à cet homme, à ce père qui n'a aucune idée de ton existence...

Tu te mords la lèvre en changeant de position sur le banc, et tu resserres les pans de ta veste un peu trop grande – enfin maintenant c'est la tienne –. L'appréhension te vrille l'estomac. Tu ne t'étais pas posé la question jusqu'à ce que tu saches qu'il revenait à New York à vrai dire, sinon tu aurais pu dire à Jessica de garder le secret. Cela dit elle semblait si déterminée à te rendre ton père, que tu n'aurais peut-être pas pu trouver les mots. Et pour dire quoi ? Que tu t'es habituée à être orpheline maintenant, et que tu ne veux pas retrouver tes parents ? Non. Ça pourrait y ressembler mais... c'est loin d'être ça. Tu n'as juste pas envie d'avoir le cœur brisé. Pas encore une fois. Tu donnerais n'importe quoi pour rouvrir les yeux dans ton lit, chez toi, et entendre Maman t'appeler pour le petit déjeuner. Ou pour entendre Papa te dire que rien ne l'arrêterait pour te retrouver si tu étais enlevée. Maintenant que tu te retrouves sur cette Terre, tu te dis que c'est peut-être ça, sa limite. Comment pourrait-il te retrouver, ici ? Tu n'es vraiment pas certaine de vouloir tenter le diable, de risquer une nouvelle déception.

Tu baisses les yeux sur tes poings qui se serrent. Tu n'as besoin que d'un minimum de concentration et tu fais apparaître tes griffes sur le dos de tes mains. Ces griffes, à mi-chemin entre celles de ton père et les sais de ta mère, qui te rappellent à quel point tu es liée à eux. Pourrais-tu seulement tirer un trait sur la possibilité de retrouver un père ?

Tu te perds un peu dans la contemplation de tes griffes. Cela faisait longtemps que tu ne les avais pas sorties. Pas que tu en aies eu quotidiennement l'utilité par le passé, cela dit, mais tu n'étais jamais restée plusieurs mois sans en avoir besoin. Ça aurait pu être une bonne chose. Si tu avais été chez toi, ça aurait été une bonne chose. Ça voulait dire que depuis tout ce temps, tu ne risquais pas ta vie. En tout cas, pas de façon où elles t'auraient sauvé la mise. Et de toute façon, sans ton costume, ton alter ego, les utiliser est dangereux. Cela te rend exposée. Pas vulnérable. Physiquement, tu es rarement vulnérable. Tu as de qui tenir, après tout.

Tu sors de tes pensées en entendant des bruits de pas différents. Des bruits de pas qui te semblent familiers, tant que tu ne peux t'empêcher de relever la tête pour chercher autour de toi. Cela fait aussi très longtemps que rien ne t'a paru familier. A la longue, tu as bien appris à reconnaître les odeurs de ce monde, et elles ne te semblent plus aussi singulières. Elles ne sont pas aussi imprimées en toi que celles de ta réalité mais tu ne te réveilles plus en proie à des crises d'angoisse, c'est déjà ça.
Après quelques instants, tu vois enfin la silhouette associée à ces bruits de pas. Elle aussi, te paraît terriblement familière. Familière et réconfortante. Rapidement, tu rebaisses les yeux, incapable de le regarder plus longtemps. Regarder le soleil ne t'aurait paru plus éblouissant. Tu fermes les yeux un instant, alors qu'il se rapproche et vient s'asseoir à côté de toi. Son odeur te happe, un peu différente mais... à l'instant c'est la seule différence qui te permettrait de les différencier. Si ta mère paraîtra sûrement plus jeune, lui est juste égal à lui-même, probablement inchangé, ici aussi, depuis des dizaines d'années. Cette pensée t'arrache un sourire bien caché par ta tête, toujours baissée. Tu as beau savoir qu'il n'est pas réellement ton père, la ressemblance est si troublante que tu en oublies de te demander pourquoi il est là.

Il sort un cigare et l'allume à l'aide de l'une de ses griffes chauffée à blanc, ou tout comme. Il est là. Si près de toi. Tu te retiens de te lover dans ses bras, oubliant bien vite tes appréhensions, tes peurs, tes doutes. Tu n'es qu'une enfant. Et une enfant a besoin de son père. Impossible de jouer les dures plus longtemps, ça n'a jamais vraiment été ton truc de toute façon. Pas avec ta famille. Et il est là, il est venu. Tu te demandes pourquoi, mais tu te dis, tu espères l'espace d'un instant... oui, tu te dis que finalement, Jessica lui a parlé de toi et qu'il... qu'il veut, peut-être, être avec toi.
Un instant encore, et sa voix parvient à tes oreilles. Là encore, si similaire, que ton cœur se gonfle avant que ses paroles ne prennent leur sens dans ta tête. Une seconde. Tu rouvres les yeux. Tu te pincerais presque pour être sûre de ne pas rêver. Et puis la chape de plomb retombe sur tes espoirs précoces. « J'ai pas le temps de m'occuper de toi. » Quoi ? C-comment ça, il n'a pas le temps pour toi ? « Je t'emmènerai à elle. » A ta mère ? Tu arrêtes de respirer. « On en restera là. » Papa...

Soudain, tu as le cœur au bord des lèvres. Tu serres les dents, les yeux fixés devant toi, de façon à ne voir rien de lui, si ce n'est la fumée de son cigare. Le temps se suspend quelques nouvelles secondes avant que tu ne parviennes à réagir. Alors, enfin, tu éclates de rire. Un rire hystérique et désespéré qui ne cache même pas les larmes cavalant sur tes joues.
Tu avais abandonné. Tu avais fait ton deuil, ou presque. Tu t'étais résolue. Tes parents sont dans l'autre réalité, ta vraie réalité. Ici, ils ne sont que des étrangers. Tu l'avais accepté. Tu t'étais convaincue que vivre ainsi ne serait pas si difficile.  Et tu avais eu raison. Au moins, quand ils n'étaient pas au courant de ton existence, ils ne pouvaient pas te rejeter, te renier.

Tu passes frénétiquement les mains sur ton visage, espérant faire disparaître tes larmes. Tu ris tellement de ta bêtise que tu en as mal au ventre. Il a réussi à te rendre un espoir duquel tu t'étais défiée, pour l'écraser aussitôt ? « Pourquoi ? » Ton rire laisse place à un grondement animal. Il a réussi à te faire plus mal que quand tu es arrivée ici et que tu as réalisé que tu avais tout perdu. Tu le regardes enfin, et ça fait encore plus mal. « Pourquoi t'es là, si tu ne veux pas de moi !? » Tu ne t'expliques pas sa présence. Comment pourrais-tu ne pas être associée à lui alors que tu es sa fille ? Non seulement vous partagez le sang, et la chair, mais aussi tout ce qu'il t'a appris, et les valeurs qu'il t'a inculqué.
Et tu réalises. Tu réalises qu'il pense que tu es née ici. Comment pourrait-il en être autrement ? Il doit s'imaginer que tu as été conçue avec un amour de passage. Il t'a demandé qui est ta mère. Tu ne sais même pas quelles sont leurs relations ici. Est-ce qu'ils se connaissent seulement ? Comment est-ce que tu pourrais lui dire d'où tu viens ? Il pourrait ne pas te croire... « Si je pouvais retourner auprès de ma mère, je l'aurais fait seule. Tu m'as appris à me débrouiller seule quand vous n'êtes pas là. Et vous serez plus jamais là. Alors laisse-moi. Va-t-en. » Tu essuies une dernière fois ton visage, retenant du mieux que tu peux les larmes qui se pressent toujours à tes paupières, et en te gardant bien de regarder ton père pour ne pas craquer de nouveau. Qu'il parte. Qu'il ne te brise pas plus le coeur.

Je suis une idiote... Tu es restée ici durant des heures, chaque minute te demandant s'il ne serait pas plus judicieux de disparaître. Tu n'avais pas encore quitté New York, parce que tu ne savais pas où aller, et parce que ta mère semble attachée à cette ville. Partir, t'éloigner d'elle, t'avais paru impossible. Restée proche de la civilisation t'assurer une survie pas si compliquée, par ailleurs, et... et peut-être qu'un jour il aurait fini par te chercher. Maintenant tu sais que tu t'es fait des illusions. Tu as toujours été un peu rêveuse et naïve... la faute à une enfance heureuse et des parents aimants sans doute. Dire que tu avais cru, à une époque, que vous seriez toujours ensemble. Vous battant les uns pour les autres. T'avais jamais aspiré à rien d'autre.

L'homme à côté de toi se lève finalement, à ta demande, et pourtant ça intensifie un peu plus ta colère. Le voir si peu combatif te surprend mais t'indique à quel point il n'a que faire de ton existence. Tu avais raison de vouloir rester cachée, c'était encore ta meilleure carapace. T'aurais dû fuir quand cette femme t'a trouvée, avec sa douceur et ses belles paroles, ces espoirs fous qu'elle t'a fait miroiter. Décidément, les adultes de cette réalité sont bien peu fiables.
Tu enfouis ton visage dans tes mains, les larmes fuyant à nouveau sur tes joues, alors que tu écoutes ses pas bien connus s'éloigner de toi. Quelque part, quelque chose de masochiste en toi te pousse à écouter, comme à vouloir les entendre disparaître, sans doute pour pouvoir mettre un point final à cette folie. Tu attends, tu écoutes, et ils cessent soudain alors qu'il est encore si près. Quand ils reprennent, après un juron, ils se rapprochent à nouveau de toi. Tu enlèves tes mains pour le regarder, surprise et terrifiée.

Quand il prononce ton prénom, tu hoches doucement la tête, un peu heureuse qu'il le connaisse et s'en soit souvenu. Il te dit vouloir essayer d'être un père avant de se rasseoir à côté de toi. Ton cœur douloureux te retient, cette fois, de te faire trop d'espoir avant que les choses aient été mises au clair. Que dira-t-il en sachant que tu n'es pas d'ici ? Peut-être rejettera-t-il toute responsabilité sachant que tu n'es pas réellement sa fille ? Tu pourrais l'être... aurais pu ? C'est trop  compliqué...
Tu écoutes. Bien sûr qu'il ne se souvient pas. Et il est évident qu'il ne peut pas savoir qui est ta mère. Tu te rends compte que ton choix de mots, visant à titiller sa curiosité, avait fait plus que mouche. Tu inspires lentement pour contrôler les légers spasmes laissés par tes sanglots et baisses les yeux sur tes mains. « Tu ne peux pas te souvenir de ça. Je sais pas comment expliquer, je sais même pas comment c'est possible. Mais je ne suis pas née ici, dans cette réalité. »

Tu tournes la tête vers ton père, un instant, pour voir comment il accuse le coup. A ta connaissance, ou en tout cas de ce que tu as pu entendre et guetter, il n'y a pas d'explication à ce « voyage ». Tu avais essayé de savoir s'il s'était passé quelque chose mais tu n'as rien trouvé de concluant. « Je suis née en 2022, de James et Elektra Logan. Un matin, je suis sortie de chez moi pour aller en cours et... je suis arrivée à New York. Au début, j'ai cru que j'étais dans le passé, ce qui était déjà fou, et puis je suis tombée sur le nom de Maman dans le journal... Je me suis rendu compte que vous n'étiez pas mariés, alors que, pour moi, vous l'êtes depuis 2015. »

Tu soupires, appréhendant un peu sa réaction à ce que tu viens de dire. Il ne devrait pas réellement penser que c'est impossible, pas alors qu'il est qui il est et qu'il a vécu ce qu'il a vécu, mais c'est quand même pas anodin. « Je sais pas... si c'est un mensonge de dire que je suis ta fille. Mais je ne peux pas dire que je ne le suis pas. Parce que, même si tu dis que tu n'es pas le père idéal, tu l'as été pour moi toutes ces années. » Tu essuies une nouvelle larme et renifles discrètement. Même dans tes pires moments de colère, tu n'as jamais désiré une autre famille que la tienne. Tu sais que personne au monde ne pourrait t'aimer plus qu'eux, et c'est ça qui te tue aujourd'hui.

Mentir n'a jamais fait partie de tes talents, alors tu ne t'y aies jamais risqué, en tout cas pas que tu t'en souviennes. Avec des parents normaux, ça aurait déjà été difficile, mais avec les tiens... ça aurait relevé de l'impossible. Tes sens supérieurs te permettent déjà assez aisément de lire les états physiques des gens, du coup tu imagines un peu ton père en détecteur de mensonge ambulant. Et puis, au fond, votre relation n'a jamais nécessité que tu leur caches la moindre chose.
Ceci dit, cet homme à côté de toi, ne te connais pas aussi bien que ton père. Il ne te connaît pas du tout, en fait. Alors malgré toute ta certitude dans ce que tu avances, tu ne trouverais pas cela surréaliste qu'il doute un peu de cette histoire. Toi-même a cru être devenue folle, il t'aura fallu quelques jours pour te faire à l'idée que c'était bel et bien arrivé.

Tu regardes finalement tes pieds, attendant qu'il réagisse à ces révélations. Et le premier mot qui lui vient, c'est le nom de ta mère. Une interrogation à laquelle tu acquiesces doucement. Tu penses d'abord qu'il ignore qui elle est, parce que tu n'as qu'une vague idée des différences qui résident en ces deux réalités. Les premiers temps tu t'étais même demandé si ton père existait, alors que ta mère était une riche célibataire. Ce monde pouvait te réserver n'importe quoi. Mais tu te rends compte de son agitation, elle n'aurait pas était telle si Elektra avait été une étrangère.
Tu continues de l'écouter, faire le point, évoquer tes parents restés là-bas. Ouais, ils doivent être morts d'inquiétude et tu n'as aucune idée de quoi faire. Et alors il te propose son aide pour retourner chez toi. Mais tu n'as pas le temps de le remercier qu'il parle de ta mère. Enfin, celle de cette réalité. Il te demande de garder le secret, de ne pas lui dire qui tu es pour elle. En réalité, à aucun moment tu n'as imaginé lui faire face, pas alors que tu avais déjà essayé, sans succès. Ou plutôt, que tu avais essayé d'essayer, sans trouver le courage de l'approcher. Au mieux, tu as été capable de l'apercevoir de loin. Mais ces phrases t'inquiètent. Pourquoi « pas le moment » ?

Tu relèves les yeux en sentant son regard sur toi. L'entendre te dire que tu ressembles à ta mère t'arrache un sourire tendre et ému. Jessica, elle, avait davantage remarqué ta ressemblance avec ton père. Et dans tous les cas, c'est tout ce que tu as pour toi. Tu fronces les sourcils, néanmoins assez soucieuse de ce qu'a dit ton père. Non, pas ton père, tout comme Elektra n'est pas ta mère. Tu le sais, ici ils sont différents... Et après tout, tu avais décidé de cacher ta présence, donc sa requête n'est pas inacceptable. Tu souffles doucement, en proie à un dilemme intérieur, ton pragmatisme en accord avec cette situation inhabituelle essayant tant bien que mal de dompter ton cœur d'adolescente qui ne désire que retrouver le giron bienveillant de ses parents. Il est rare que tu ne saches plus comment agir, que ton instinct ne te soit d'aucun secours. Tu es terrifiée, et dans l'impossibilité de déterminer quel élément finira par avoir complètement raison de tes nerfs, voire de ta santé mentale.

« D'accord, » tu murmures après quelques instants à tergiverser. « Je ne dirai rien à... à Elektra. Je vais essayer de garder ça pour moi. Mais je ne peux rien te promettre. » Autant qu'il soit averti que tu n'as aucune foutue idée de comment tu réagiras si tu dois te trouver face à elle. Tu n'as même pas envie d'y penser. Les retrouvailles douces-amères, ça va bien une fois. Ce n'est pas de ça dont tu as envie, dont tu as besoin. « Tu crois que c'est possible que je retrouve mes parents un jour ? » Tu poses cette question les yeux dans le vague, repensant à cette aide qu'il t'a proposé. Il a raison, tu n'as rien à attendre de cette réalité, si ce n'est te laisser repartir. Retrouver tes vrais parents. Tu ne peux pas attendre que les personnes d'ici comblent un quelconque vide, et encore moins s'ils n'en ont, de toute façon, pas envie.

Retrouver tes parents, retrouver ta place. Arrêter d'errer, arrêter d'être une squatteuse, une voleuse, un animal. Retrouver ton humanité, la société. Tu n'es pas spécialement quelqu'un de pessimiste, néanmoins tu dois avouer que tu as fait de ton mieux pour repousser ces pensées, ces objectifs qui pourraient être basiques si seulement tu étais chez toi. Mais tu ne l'es pas. Tu as parfois essayé d'imaginer appartenir à cette réalité, te débrouiller pour avoir une identité propre et t'inventer une vie pour la continuer ici, tout bêtement, et renoncer à l'ancienne. Oui mais, voilà, renoncer ne fait pas partie de ton vocabulaire malgré les difficultés, et tu sais que tu préférerais continuer à vivre tel un fantôme dans des rues vides que de tirer un trait sur ton ancienne vie, tes parents. La vérité, c'est que tu n'es qu'une enfant incapable de prendre une décision pareille, ni même de régler ce problème inextricable.

Tu sens, avec une légère hésitation, la main de ce père, qui n'est pas le tien, se poser sur ton épaule et te sortir de tes réflexions. Dans ce geste et l'intonation de ses mots, tu ressens à quel point l'homme est inconfortable avec ce genre de chose. Tu reportes néanmoins ton attention sur lui pour l'écouter. Ta génétique est incroyable, exceptionnelle, ça c'est certain. Tu n'as jamais rencontré personne de plus fort que tes parents. Mais tu doutes, cette fois tu te le permets. Tu doutes d'eux parce que comment sauraient-ils où tu es ? Soyons pragmatique deux secondes, s'ils se rendent compte que tu as changé de réalité, on peut aisément se dire qu'il n'y en a pas seulement deux... alors comment savoir où tu es, alors que tu ne sais même pas d'où tu viens ? Ni pourquoi. Ni comment.
Finalement, il te fait comprendre qu'il va s'occuper de toi, avant d'énoncer une chose que tu n'avais fait que subodorer jusqu'à maintenant : les mutants ne sont pas acceptés dans ce monde. Bien sûr, toi, tu t'es cachée depuis que tu es là, mue par ton instinct qui t'impose de ne pas rester à découvert dans un environnement potentiellement dangereux. Mais tu n'as pas non plus vu de mutants s'afficher publiquement. Les Héros, oui, mais pas eux, pas vous. Tu ne connais pas l'Histoire, tu n'as pas eu l'occasion de t'y intéresser, même si tu sais que cela risque de fortement d'agacer, de toute façon. Parce que, de là où tu viens, vous êtes acceptés. Oh, ce n'est pas parfait, bien sûr, et ni toi-même ni ton père n'avez dévoilé vos mutations, mais ton alter ego est libre. Wild Thing est connue, avec elle tu sais que tu es libre d'agir si nécessaire. La nouvelle pourrait t’assommer, peut-être qu'au fond c'est un peu le cas, mais si tu n'es pas pessimiste, tu n'es pas non plus optimiste et tu n'imaginais, de toute façon, pas ton alter ego refaire surface. Ce père te le confirme, tu n'es pas près de revêtir ce costume qui te lie à Wolverine. A cause de ça, à cause de si... trop de si, trop de peut-être pas.

Sa voix te ramène à nouveau sur terre et tu tournes la tête vers lui, un peu surprise. Il te faut quelques secondes pour comprendre la question qu'il vient de te poser. As-tu faim ? Le retour à cette réalité somme toute basique te donne un peu le tournis, et tu te rends compte que c'est bien une considération que tu n'as pas eu de la journée. Tu as été bien trop préoccupée pour avoir faim. Froid, oui, entre ta fatigue et le fait que tu n'as pas bougé depuis de longues heures, c'est plus que compréhensible. Mais à aucun moment il ne t'est venu la pensée de remplir ton estomac avec autre chose qu'un café immonde et bien trop fort volé là où tu as fait tes ablutions ce matin. Et volé ta nouvelle veste.
Tu retiens de justesse un mouvement pour la retirer vivement, cela paraîtrait louche, mais tu as soudain honte... honte qu'il puisse se rendre compte que tu es une voleuse. Ton ventre se noue. Non, tu n'as pas faim.

« Je meurs de faim. » Menteuse, comment peux-tu croire qu'il ne s'en rendra pas compte ? Tu sais qu'il va entendre que tu mens. Pourquoi, alors ? Parce que dire non risquerait de mettre un terme à votre échange, et que le voir repartir est la dernière chose que tu veux. Tu esquisses un sourire que tu espères sincère avant d'appuyer ton épaule contre lui, rien qu'une seconde. Puis, tu te lèves de ce banc. Tes jambes sont raides, un peu tremblante. Peut-être que manger n'est pas une mauvaise idée finalement.